cold world - hwansuk

Hwansuk n’a pas de mère. Il le sait depuis qu’il est enfant, depuis qu’il a eu l’âge de poser la question. “Où est maman ?” “Partie.” Son père a un sourire un peu triste alors Hwansuk n’ose pas poser plus de questions. Il regarde les autres et leurs parents, et il les jalouse un peu, mais il ne le dit pas, se contente de sourire et d’hausser les épaules. Il n’a pas besoin de mère, son père est là. Son père qui trime au travail pour les nourrir et pour payer ce petit appartement lugubre presque en sous-sol, qui sent l’humidité en hiver et les poubelles en été (c’est pas faute d’avoir demandé aux voisins de ne pas les mettre devant la porte, pourtant.) Hwansuk ne s’en plaint pas, Hwansuk ne se plaint jamais de rien, il s’adapte, il sait qu’ils n’ont pas le choix, et puis il s’en moque, au fond, il s’est déjà résolu, sans doute. Parfois il se demande si sa mère vit là-bas, plus loin, là où il ne va pas parce qu’il est trop petit, dans les beaux quartiers qui lui sont interdits. Il se demande s’il pourra s’y rendre, un jour, il se demande si il y a sa place, lui, le gamin aux grands yeux tristes. Hwansuk se pose beaucoup de questions, et plus il grandit, plus les réponses lui paraissent décevantes.

Hwansuk voudrait aider son père, mais il traîne dans le quartier plutôt, après l’école, lorsque ses amis le quittent pour retourner dans leurs habitations presque barricadées, barricadées contre des gens comme lui. Hwansuk s’en moque. Il sait qu’il ne sera jamais invité chez eux, mais il ne leur en veut pas, que peuvent-ils bien y faire ? Rien, et lui non plus. Hwansuk traîne dans le quartier sale, ses pulls blancs deviennent gris, ses cheveux noirs aussi, ses yeux se ternissent toujours plus. “Tu ne devrais pas traîner trop tard,” lui conseille la voisine, mais son père n’est pas encore rentré et Hwansuk a encore oublié ses clefs.


Il vient d’avoir seize ans lorsqu’il la rencontre la première fois. Elle est belle, bien sûr. Incroyablement belle, resplendissante dans ce monde en noir et blanc, elle déteint, elle a les lèvres roses, le teint plus pâle que lui, de grands yeux noirs dans lesquels Hwansuk se fond, se perd, et ne veut plus jamais retrouver son chemin. Elle dit qu’elle s’appelle Ace, lui sourit gentiment, puis soupire, et Hwansuk tombe amoureux. “Tu ne devrais pas être ici, tu n’es qu’un gamin,” Elle ne dit pas ça méchamment, mais Hwansuk se vexe, il veut lui prouver que ce n’est pas vrai, qu’il peut déjà être un adulte pour elle. “Arrête Hwan, tu ne sais pas ce que je fais, tu ne comprends pas.” Elle a le regard triste, elle aussi, et c’est peut-être pour ça que Hwansuk se sent terriblement attiré. Elle lui caresse la joue, puis son patron l’appelle, et elle disparaît derrière les portes de cette bâtisse aux murs mal entretenus. On lui dit de dégager. Hwansuk s’éclipse, mais revient, sans cesse, il ne peut pas s’en empêcher.

Ace a presque trente ans et quand Hwansuk l’apprend, il refuse de le croire. Ca la fait rire, un jolie rire qui le fait rougir. Ace a presque trente ans et elle se vend, parce que c’est comme ça, “parce que je n’ai pas le choix,” explique-t-elle en lui montrant la photo d’un enfant aux grands yeux noirs comme les siens. Hwansuk est triste, il aimerait l’aider, il ne sait pas trop comment. Alors il lui ramène des cadeaux, des objets qu’il trouve et qu’il fabrique, et puis il danse, aussi, juste pour elle, rien que pour elle. Il aime voir son regard qui pétille lorsqu’elle l’observe, comme si la tristesse disparaissait quelques instants.

“Tu es un garçon merveilleux, Hwan,” murmure-t-elle un jour qu’il a presque dix-huit ans. Cela fait tant de temps qu’ils se fréquentent maintenant, et Hwansuk est amoureux, et il s’y accroche, incapable de penser autrement. Elle le regarde tendrement, puis se penche et l’embrasse au coin des lèvres. Ce soir-là, Hwansuk n’est pas sûr de rêver tellement c’est réel, et il n’ose pas être heureux, encore un peu gêné, ou juste étonné. Même s’il sait qu’elle ne l’a fait que pour lui faire plaisir, et que rien n’arrivera jamais, Hwansuk ne peut pas s’empêcher d’espérer, et il se permet de rêver, et d’imaginer, et peut-être que c’est exagéré, mais cela ne fait de mal à personne.

Il veut être avec elle, il lui dit, il lui promet des choses qui la font sourire, qui la font même rire. “Tu n’es qu’un gamin,” répète-elle presque en boucle, et Hwansuk s’agace, s’énerve, il ne comprend pas qu’elle ne veuille pas, qu’elle n’essaye pas. “Tout paraît si simple avec toi,” dit-elle une fois, “Alors pourquoi tu ne te lances pas ?” “Je ne peux pas, tu es trop jeune, et moi je suis… ça.” Elle se désigne en haussant les épaules et Hwansuk s’emporte, frustré, déçu, triste et énervé. "Si c’est comme ça je n’ai qu’à t’acheter, non ?” La claque résonne dans sa tête et sa joue lui fait mal toute la soirée. Mais comme elle l’embrasse, et comme elle semble désespérée, et comme il l’aime et ne veut pas la quitter. Hwansuk ne sait pas si c’est la plus belle nuit de sa vie, ou la plus triste. Le lendemain elle pleure et Hwansuk doit partir et il lui promet de revenir alors qu’elle lui dit que ce n’est pas la peine, que c’est terminé, et qu’il ne faut pas qu’ils se revoient. Hwansuk ne comprend pas.

Quand il revient, elle n’est plus là.

On lui dit qu’elle est partie, qu’elle a déménagé, qu’elle a retrouvé son enfant et qu’elle a changé de vie. On lui dit qu’il ne pourra pas la retrouver et qu’elle n’a pas parlé de lui, on lui demande qui il est, on lui rigole au nez. Hwansuk est désespéré.


Il entre à la faculté, son père l’a payée, quitte à réduire les dépenses, encore plus, toujours plus, et puis il demande à  Hwansuk de travailler, alors Hwansuk se dégotte un boulot, il est barman, ça le paye juste assez, il joint les deux bouts et son père aussi. Ils se débrouillent, ils vivotent, ils survivent et Hwansuk ne sait pas vraiment ce qu’il fait, ni pourquoi il le fait. Ce qui l’entoure est fade, il est désabusé, il n’a plus rien vu en couleur depuis Ace. Et pourtant il continue de traîner par là-bas, dans ce quartier mal famé. Il y fait d’autres rencontres, il n’est pas sûr que ce soit une bonne chose, mais il n’a pas vraiment le temps de s’interroger.

Il rencontre un gars, il a un beau sourire et des yeux pétillants. “Tu sais, tu peux te faire de l’argent facilement ici.” Hwansuk hésite, il compte son argent, il regarde ses études parce qu’il veut les faire, il veut s’en sortir et emmener son père au-delà des murs de leur appartement miteux. Hwansuk veut faire quelque chose de bien, quitte à devoir passer par ce qu’il y a de mauvais. Hwansuk a des rêves et des projets et il sait qu’il ne pourra pas les mener en restant dans ce quartier, Hwansuk a envie de plus, quitte à devoir se salir les mains - et le reste du corps. Alors il hausse les épaules, et il entre dans cet endroit qu’il n’avait fait que juger de loin auparavant. “Comment tu vas t’appeler ?” “Ace,” il n’hésite même pas, on lui accorde à peine un regard pour ce pseudonyme étrange, Hwansuk est trop porté sur les sentiments mais il fait semblant de ne pas le voir.

Le reste s’enchaîne, il arrive à quitter son père qu’il laisse dans leur ancien appartement, lui trouve la résidence et tant pis pour les économies, Hwansuk ne sait même plus s’il sortira d’ici un jour, ça paraît surréaliste, et puis à quoi bon ? Il pourrait chercher sa mère, la retrouver, vivre avec elle, mais est-elle même vivante ? Il pourrait chercher Ace, mais il n’est plus sûr d’en avoir envie. Si elle est partie, c’est qu’elle avait ses raisons - ou en tout cas il l’espère. Il a encore cette photo d’elle qu’elle lui a donné par hasard, il ne sait plus s’il l’aime ou s’il la regrette juste comme un vieux souvenir déjà presque oublié. Il repense à l’enfant, il se demande quel âge il a. Hwansuk repense à Ace et parfois leur seule nuit passée ensemble lui met un peu de baume au coeur lorsqu’il est seul sur son lit et que son dernier client est parti.





"Ne gâche pas ta vie comme ça, Hwan." Hwansuk ne répond pas, hausse les épaules, il sait qu'il pleure mais il fait semblant de ne pas le remarquer. "Oublie moi, Hwan." "Je t'ai déjà oublié, tu n'es qu'un rêve, je t'ai déjà oublié." Il se réveille et il fait trop chaud dans cette petite chambre, mais Hwansuk ne peut que se retourner et refermer les yeux. Demain ne l'attendra pas.