J-31.
L'eau jaillit en torrent brutal ; contre l'émail, le jet explose en milliers de microcristaux liquides, détrempe tout sur son passage — Yoko s'détache du lavabo sur une exclamation surprise, l'hémorragie liquide inonde le lino à ses pieds. Et dans un vacarme agonisant, le robinet dégueule ses ultimes réserves, comme un corps à bout de vie suffoquerait l'espace d'un dernier souffle.
D'accord.
Serviette jetée en pagaille au sol, elle éponge les dégâts. Teste encore, Yoko, sans l'moindre succès cette fois. On lui a coupé l'eau à nouveau, point final merdique à une journée bancale. Ça craint — elle rêvait d'un bain ; s'était même accordé le luxe d'une bombe moussante dérobée, en chemin, à travers une fenêtre ouverte.
À travers la sienne, de fenêtre, se découpe l'imitation d'un carré de ciel. Voûte nocturne piquée de toutes les étoiles que ne saurait offrir Séoul, peinte sur toile noire quelques mois plus tôt pour tenter de dissiper l'asphyxie. De se sentir moins claustro dans le tombeau qu'est son appartement, suspendu en demi sous-sol et plongé dans une pénombre permanente — comme à moitié enterré. Mais si joliment décoré puisse être son intérieur, on en fait l'tour en deux pas ; et on s'en lasse en moins qu'ça. Un battement de paupières, tout au plus, et on s'rêve ailleurs.
Elle souffle lourdement, exténuée. Se faufile à travers la porte qui s'ouvre à peine, à moitié coincée par son canapé-lit, contre le métal duquel elle manque de s'ouvrir le pied. Claque la porte pour faire bonne mesure, tentative un peu vaine d'expier l'exaspération qui éclot en tempête au cœur de sa cage thoracique et fane toute once de la satisfaction offerte par la course remportée plus tôt. Elle se laisse choir sur son clic-clac assassin, pourtant ; parce que tenir rancœur à ses rares meubles pour leurs coups-bas ne serait pas
pratique, et parce qu'il est bien le seul à accueillir ce soir le pathos de sa célébration de fortune. Une main sur une bouteille de soju, un pied surélevé par le carton qui lui fait office de table basse depuis qu'elle a vendu la sienne pour régler une partie de son retard de loyer.
Peut-être lui faudra-t-il songer un jour à faire meilleur usage de l'argent qu'elle gagne. Ou peut-être devrait-elle tout bêtement vivre dans sa bagnole, histoire de rentabiliser tous les wons sacrifiés pour l'entretenir. Plus exigeante qu'une amante capricieuse, sa compagne de métal.
À penser
compagne, elle est submergée par un flashback étrange et soudain, mais familier.
Une main à côté de la sienne sur le goulot, un sourire canaille. Bao-
bonheur, vautrée à ses côtés sur un futon plus
ressorts et retord que confort. Comme à chaque fois, ses commissures traitresses tracent l'ébauche d'un sourire, une seconde. Puis comme à chaque fois, elle se
souvient et l'esquisse meurt ; étouffée par un froncement de sourcils, muée en demi-lune inversée. Bao-
peine. Bao-
rage. Bao-
rancœur.
Yoko attend que la submerge l'habituelle colère froide associée aux réminiscences.
Attend.
Attend encore.
Et ça ne vient pas.
Brasier éteint et, en vestiges, des cendres qui rendent l'air un peu
suffoquant, une épiphanie déroutante : Bao-
souvenirs, nostalgie cuisante teintée de
manque. Elle se sent presque—
amputée d'une part d'elle, c'est dérangeant. Comme une plaie mal pensée, brutalement découverte et laissée béante. Yoko boit. Cinq gorgées pour fêter, dix autres pour oublier.
Elle tente de s'assurer qu'ça passera comme les autres fois, mais sa colère tout est plus lourd ; elle sait pas à quoi s'raccrocher pour trouver un sens à la distance. Alors elle opte pour l'orgueil et, sur un coup d'tête, opte pour s'incruster chez ses vieux. C'était pas prévu, mais tant pis.
☽☾
J-0.
Et bien malgré elle, ça la travaille. Les heures s'égrainent, s'enchaînent, mais rien à y faire — ça la tracasse. Myocarde rongé par la nécrose, elle regarde se jouer sur le voile de ses paupières des épisodes enterrés des mois plus tôt.
L'aiguille a fait un tour complet du cadran, sur 31 jours plutôt qu'une simple heure, et la revoilà à la case départ : course sans saveur, victoire sans goût. Soju cheap. Toujours pas d'eau. Elle s'arrache à l'étreinte ennuyeuse d'un inconnu, cette fois, et à la chaise haute d'un bar, pour se retrouver sur un coup de tête sur le pas de la porte de son ex.
Ça fait bizarre ; de ne pas vouloir— la
récupérer, pas comme autrefois. De juste espérer redécouvrir ce qu'elles avaient construit
avant de s'autodétruire. Elle ne devrait pas sonner, mais le fait. Et Bao ne devrait pas être là, mais elle l'est.
Y'a l'silence lancinant qui se pose et s'étire entre elles, chargé des mots âcres et échangés longtemps plus tôt et des larmes versées. Et sans crier gare, Yoko s'appuie contre le chambranle, impassible et assurée, et lâche pour cesser de penser :
Yo, — Bao l'interrompt en plein élan pour répliquer
ko ; et c'est une blague idiote qui surgit du passé et elle ne devrait pas rire, mais elle le fait (ça sort en un souffle bref, une expiration soulagée de
la retrouver). Paupières closes sur un air douloureux.
T'es con, elle commente sans mordant ; y'a trop d'affection et de chaleur qui suintent de ces trois lettres.
Meuf, j'ai b'soin d'une douche, elle continue enfin.
Et j'ai emmené du soju pour qu'tu m'factures pas l'eau. Un truc chic tu m'en diras des nouvelles. Elle lui tend les bouteilles bon marché, leurs habituelles, achetées au konbini d'à côté. Et sa lippe frémit d'un sourire contenu, que ses incisives nerveuses ne parviennent pas à empêcher de percer.